Nicolas Titeux

Ingénieur du son | Sound designer
Compositeur

Le sound design de « La Nuée », entretien avec Alexandre Hecker

par | Jan 11, 2024

Le film La Nuée, de Just Philippo, raconte la descente aux enfers d’une agricultrice qui pour survivre élève des sauterelles devenues peu à peu carnivores. Derrière ce postulat fantastique et irréaliste se cache une métaphore de l’addiction. La bande son du film contribue très fortement à la tension de plus en plus présente dans le récit. Alexandre Hecker, monteur son et sound designer du film, m’a fait l’honneur d’un entretien.

NT : Comment as-tu envisagé la narration sonore du film ?

AH : Une des premières questions à laquelle je me suis confronté, c’est celle de véracité, c’est une question récurrente au cinéma. Dans quel univers cinématographique se situe-t-on ? S’agit-il d’un film réaliste, comme chez les frères Dardenne par exemple ? Ou bien d’un film fantastique, comme Indiana Jones, dans lequel on peut s’attendre à presque tout en termes de son ? Cette question permet de définir quel « contrat » on passe avec le spectateur et ça donne une latitude plus ou moins grande en termes de création.

NT : Quel parti avez-vous choisi finalement ?

AH : L’aspect documentaire était assez cher au réalisateur. Ce film est symbolique, c’est une allégorie qui raconte la descente aux enfers et l’addiction d’une femme. En plus de ça, le réalisateur voulait montrer comment on produit de la farine animale à base de sauterelle, avec un côté drame paysan. Et pourtant, c’est un film fantastique, qui avait aussi été pensé comme un film d’horreur. Donc c’est un mélange de genre. Au début de notre travail, on avait une volonté de créer un son qui colle à la réalité, mais assez rapidement, on a compris qu’on ne pourrait pas créer suffisamment de tension, il fallait tricher.

NT : C’est d’autant plus vrai que les sauterelles que l’on voit dans le film sont en fait des criquets migrateurs, parmi les rares qui ne stridulent pas dans la réalité. Quel type de sons as-tu utilisé pour donner vie à ces insectes ?

AH : Les vrais sons de criquets et de sauterelles étaient assez décevants, en tout cas pas assez puissants par rapport ce dont javais besoin pour la narration, la dramaturgie. Donc une des premières étapes a été de définir les différents « états » de la nuée de sauterelles : calme, affamé, qui appelle, énervé, etc. Je voulais retrouver le rendu du vrai film fantastique. Dans le film, les sauterelles sont dabord tranquilles, puis deviennent de plus en plus nombreuses et agressives. J’ai commencé par collecter tous les sons possibles et imaginables d’insectes, quels qu’ils soient. Je me suis aperçu la plupart des gens ont du mal a différencier le son d’une sauterelle de celui d’un criquet, et il y a tellement d’espèces que j’ai réuni beaucoup de matières différentes, pas seulement des insectes, mais aussi des vocalisations de dauphins. J’ai trouvé des sons de cigales incroyables du Japon, mais qui étaient trop étranges pour nos oreilles occidentales.

NT : J’imagine que tu n’as pas employé seulement des sons bruts ?

En effet, il y a eu vraiment de la recherche et de l’expérimentation. J’ai fabriqué des couches de son plus graves avec l’effet Lo-fi de Protools pour étendre le spectre sonore. Quand il fallait avoir une population d’insectes très importante et que mes sons ne comprenaient que quelques sauterelles, j’ai utilisé le delay de GRM Tools, qui permet de multiplier les sons avec des délais aléatoires. J’ai mis un peu de temps avant de trouver les bons réglages.

NT : As-tu utilisé des sons seuls du tournage ?

AH : Oui, énormément. Pour ce film, j’avais besoin de beaucoup de matière, alors j’ai beaucoup préparé ça avec l’ingénieur du son plateau. On a épluché le scénario ensemble et il m’a appelé assez régulièrement quand il était sur le tournage, pour me demander ce dont j’avais besoin. Les sons de sauterelles qui tapent contre les vaches de la serre, dans les nacelles… Il a enregistré toutes les populations de sauterelles, avec des prises assez longues, en LCR, ce qui m’a fourni de la super matière. J’ai aussi récupéré des sons d’ailes de sauterelles proches, à distance, dans une acoustique de dôme avec une bâche en plastique. C’est impossible à trouver en banque de sons. Il m’a aussi fourni tout ce petit fourmillement, ce demi-silence que tu as en présence de ce genre de bestioles, c’était super bien. J’ai retravaillé certains sons comme les vols de criquets individuels qui étaient un peu mous. On les accélérant, je les ai rendus plus dynamiques et plus menaçants.

NT : Est-ce qu’il y a un passage qui t’a donné du fil à retordre ?

AH : Oui, notamment, la séquence où les sauterelles s’accumulent sur la fenêtre qui finit par exploser. ça a été assez compliqué parce qu’il y une première sauterelle qui arrive sur un petit carreau de fenêtre, puis une deuxième, une troisième, ça se multiplie, et ensuite les sauterelles se posent sur les autres sauterelles qui sont déjà accumulées. Le son doit constamment évoluer, on doit sentir la masse d’insectes. Pour ça j’ai enregistré pas mal de sons moi-même.

NT : J’ai remarqué que tu as employé un effet de pulsation, comme si les sauterelles chantaient en choeur par vague. Ce n’est pas du tout réaliste et pourtant ça fonctionne très bien, qu’est-ce qui t’as inspiré pour ça ?

AH : Les sons rythmiques ou les vagues comme ça, c’est assez courant. Dans les westerns de Sergio Leone, notamment dans les moments de silence, on retrouve ce genre de pulsation avec d’autres sons et ça crée toujours une tension dramatique assez forte. Je suis assez vite dans cette direction parce que je savais que ça allait être efficace. Et puis ça m’a permis de créer une variété de langage, un vocabulaire.

NT : Les sons constants ne font pas vraiment peur et ils ont tendance à se faire oublier…

AH : Oui, on les oublie complètement. Mais les sons rythmiques comme ça, quelque chose qui se lève, redescend, s’arrête puis recommence de façon mécanique, ça fonctionne toujours très bien et ça attire forcément l’attention. C’est juste dans un souci de dramaturgie, de cinématographie. Le spectateur est prêt à accepter beaucoup de choses irréalistes dès que tu commences à rentrer dans le domaine de l’étrange et du fantastique.

NT : Bravo pour ton travail vraiment réussi ! Et bravo pour avoir réussi à faire passer ces insectes inoffensifs pour des bêtes terrifiantes !

AH : Je connais quand même des gens qui ne peuvent pas voir ce genre de film parce que ça les dégoûte.

NT : Pourtant dans certains pays on mange des criquets…

AH : Tu as raison. Figure-toi qu’à l’avant-première, le producteur en distribuait dans des petits sachets, et du coup, j’en ai goûté à cette occasion. Et c’est vrai que c’est bon, ça fait penser à des sardines grillées.

Un immense merci à Alexandre Hecker pour cette conversation instructive et passionnante.

la nuée sound design
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